Sceau indélébile

Léo se pare d’un collier rehaussé de cadenas et de cœurs avant de chausser ses escarpins rubis. Leurs talons basculent ses chevilles jusqu’à la douleur, transforment ses jambes en compas de danseuse de cabaret, renflent sa croupe et cambrent ses reins.
Ensuite vient la petite robe rouge, une merveille acquise à prix d’or. Coupée au genou, fendue à l’arrière et ornée à l’avant d’un nœud gris, elle semble taillée dans un tissu chic qui, de près, se révèle être du latex. Se loger dans sa gangue prend à Léo un quart d’heure, mais le résultat vaut largement la lutte.
Ainsi vêtu, Léo jubile d’inconfort et de satisfaction.
– De retour… minaude-t-il en entrant dans le salon, en équilibre précaire sur les aiguilles de ses talons.
Je m’arrache de ma lecture puis, sur un rictus aussi ravi que carnassier, lâche :
– Quelle tenue… Merveilleux, Léo ! Tu es… éblouissant.
– Vraiment, Vous aimez, Maîtresse ?
– Je n’aime pas, j’adore. Approche-toi… Plus près, plus près ! Joli, ce collier. Des cadenas, des cœurs, tout un programme… Oh mais dis-moi, tu portes une culotte, au moins ?
Mes inflexions suaves le font à la fois rougir et trembler.
– Je suis fasciné par ton cul. Ça va être ta fête, Léo. Déshabille-toi !
Il n’arrive pas à m’obéir tant la robe semble agrégée à sa peau. À bout de patience, j’empoigne une bretelle et tire, trop fort. Le latex cède. Je regarde, incrédule, sa béance cramoisie. J’accuserais volontiers mon empressement si Léo n’arborait pas une mine triomphale. Heureux de prendre le dessus sur moi – du moins le croit-il -, il ne va pas tarder à établir la liste de ses doléances.
– N’y pense même pas ! dis-je en m’emparant de ma langue de dragon.
Sa lanière siffle dans les airs. J’avais jusqu’alors répugné à me servir de cet instrument cruel sur Léo mais puisqu’il continue à me défier du menton, je cingle ses mollets en représailles.
– Aïïeeeee !
– Silence ou je te bâillonne ! Non, pire : j’arrête.
D’accord, d’accord, Léo promet de se mordre les lèvres au sang, d’endiguer ses soubresauts et ses râles. Il promet tout ce que moi, sa Maîtresse, je veux, tout et même le pire, à condition que je poursuive mes délicieux supplices. Sa douleur est son trophée, l’offrande magnifique à sa Reine tortionnaire.
Sans prévenir j’abats mon instrument sur sa croupe. Elle rend un son mat. Entre la chair de Léo et la lanière de cuir, entre mon ardeur et sa soumission, le latex atténue la brûlure.
– Redresse-toi !
La langue s’enroule autour de ses cuisses, de ses fesses, de son ventre, de sa poitrine. Une fois, deux fois, dix fois. Des zébrures drues, irrégulières et ponctuées de pause, creux du rien qui affûtent ses sens en les conjuguant à la peur.
Quand vais-je le frapper ? Où ? Comment ?
Désirer. Craindre. Fondre. Se raidir. Espérer. Se taire. Supplier dedans mais n’en rien montrer.
– Alors, Léo, tu aimes ?
Oui. Oui. Il aime à la folie. À ses tempes le sang pulse son abandon, à son cou cœurs et cadenas battent la breloque. Léo n’est plus lui-même mais un autre dans un cercle de feu, un autre que je marque de son sceau.
Rouge, violet, bleu, voilà les couleurs de sa soumission, la palette d’un moment qui dépasse le moment, l’arc-en-ciel d’un espace intime où nous fusionnons dans le sang.
Rouge, violet, bleu, voilà les couleurs de notre alliance secrète, celle que chaque jour nous dérobons aux gens pour leur présenter bonne figure. Eux ignorent pourquoi s’asseoir arrache à Léo une grimace. Lui et moi, nous savons.
Nous savons les pourquoi, les parce que et les comment.
Nous savons la chambre, la douleur et la lanière, l’intensité et la folie.
Nous savons la jouissance, l’union et la gratitude.
– Avance !
Léo se cambre pour un pas de deux, l’ultime figure de notre danse secrète. Il ouvre les épaules pour s’offrir davantage. Au cours de nos jeux, pas une fois, je me suis excusée d’être allé trop loin. J’avais compris que son « trop loin » est pour moi un « trop près », que pleurer n’était rien, et surtout pas se rendre. Aussi ne m’a-t-il jamais dit « Maîtresse, je pleure mais continuez, je Vous en supplie ! » mais « Marquez-moi, je Vous appartiens ! ».
Un autre coup. Un autre encore.
Léo chancelle, tombe en s’écorchant les genoux. Je m’accroupis pour boire à ses blessures. Son sang me dessine une virgule écarlate, seconde bouche béant de stupeur et de ravissement.
– Assez pour aujourd’hui, Léo.
– Non ! Non !
Il cueille mon sang à ses lèvres, se traîne entre ses pieds. Je l’attrape par les cheveux pour l’arquer des épaules aux reins.
– Tu veux donc être puni ? Vraiment puni ?
J’enfonce mon poing entier dans sa bouche. Léo bave à même le plancher l’aveu qui l’étouffe : « Faites-moi plier, Maîtresse, et baisez-moi… Oh, baisez-moi ! »
J’étale sa bave sur son torse avant de le marteler du poing.
– Baisez-moi, Maîtresse… Par pitié… Baisez-moi !
– Quoi, Léo ? Je ne t’entends pas !
– Baisez…
Sa supplique se meut en gargouillis. J’imprime sur sa joue cinq traînées cramoisies, referme mes doigts autour de son collier, tire. Léo suffoque, ébahi, douché par ma sueur et les geysers crus de mes mots.
– Salope, petite pute, sale chienne !
Pression du collier autour de sa gorge. Cœur, cadenas, cœur, cadenas, cœur scandent mon amour alors que je l’étrangle.
Cadenas, cœur, cœur… Léo est mon jouet, ma bête à foutre, mon réceptacle, mon adversaire et mon esclave, une coquille vide puis pleine adorant ma dureté, mes ordres et ma violence. Il m’implore de l’insulter, l’humilier, le cogner, l’assommer ! Sans ma main plaquée contre ses lèvres, il aurait braillé « OUI ! », oui à tout afin de mieux renaître entre mes bras, contusionné, bleui, souillé et splendide.
– Chiennasse, je vais te baiser, te baiser !
Léo crie sa soumission, dévale ses courants jusqu’au vertige pour atteindre la rive que, seul, il n’aurait jamais osé aborder. Subir, gouffre sans fond qui l’aspire pour le recracher plus fort. Un gouffre qui le tuerait, peut-être.
Mourir, et alors ? Je pouvais aimer Léo et le tuer, le tuer parce que je l’aime ou l’aimer parce que je le tue.
Rouge, violet, bleu, voilà les couleurs des émotions de Léo. Alors qu’il va s’évanouir, j’ôte de ses lèvres ma main qui l’étouffe. L’air se rue dans ses poumons.
Il crache, tousse à en vomir, distingue de nouveau mon visage, mes iris qui ont pris, je le sais, l’éclat métallique des jeux sur le fil du rasoir.
Il me sourit, radieux.
Je détache son collier. Cadenas et cœurs s’abattent sur son giron, inoffensifs. Je saisis un cœur, fiche son bout pointu dans la verge de Léo, l’en déloge pour mieux l’y replanter. Il crie. Quoi ? Je ne sais pas. Peut-être rien.
Lorsque je gifle ses couilles, il beugle son bonheur comme un chat qu’on égorge, serre mon bras à me le briser. Sa force, toute sa force contenue dans cette étreinte qui me dit « Je Vous aime à en crever ».
Plus, tard, debout face à la glace, Léo chérira ses bleus. Ils sont ses trophées et ses rappels, les ornements dérisoires de notre lien et de l’espoir d’un autre lien à venir. Moi, sa Maîtresse, je les lui a faits dans un vertige.
Me quitter, Léo le pourrait, oui. M’oublier, non. En lui j’ai ouvert une porte qui ne demandait qu’à être poussée. Et si les marques de la langue de dragon s’effacent de sa chair dans une petite semaine, ma marque intime, elle, ne s’effacera jamais de sa mémoire.
Photo de Jorge.