La Lieuse

« Cher sujet,
Mon fantasme a un nom : le Jeu, avec une majuscule. Celle qui le dirige, moi, se nomme la Lieuse, avec une autre majuscule. Ces majuscules sont essentielles car dans le Jeu, la Lieuse tient ta vie entre ses mains.
Laisse-moi te raconter le Jeu tel que la Lieuse l’imagine : des bougies dansent d’effroi sur les murs de la chambre rouge. Porte fermée, la pièce ressemble à une cathédrale dont l’odeur d’encens et de cire se mêle à ta sueur.
Depuis combien de temps, à l’affût, tu m’espères ? Un quart d’heure, une heure ? Tu n’en as aucune idée. Le Jeu a aboli le temps et l’espace, réduisant ton univers à un rectangle de peinture blanche.
Soudain la Lieuse ouvre la porte, se glisse derrière toi et ordonne :
– Tourne-toi !
Sa voix est sonore, une vraie voix de Maîtresse du Jeu, son ordre plus cinglant qu’un coup de canne anglaise. Tu te retournes d’un bloc. Vêtue d’une longue tunique blanche, un sac de tissu entre ses pieds, la Lieuse ressemble à un maître d’arts martiaux qui s’est découvert une nouvelle passion, un nouveau terrain de jeu.
Le Jeu.
La Lieuse contemple un point à l’intérieur de ses orbites. Peut-être estime-t-elle ton poids et la résistance de ses cordes. Peut-être qu’elle ne pense à rien, et surtout pas à l’œuvre qui naîtra de sa fantaisie. Pour se mesurer au chaos, le simplifier et l’ordonner, le Jeu nécessite beaucoup de concentration et un total lâcher-prise.
Le résultat, lui, sera magnifique. Magnifique et douloureux.
La Lieuse te désigne le centre de la chambre. Tu rampes tête basse sous le lampion rouge bordel, t’assois dans les éclaboussures sang et contemples ses mains, petites et puissantes.
Elle prend deux cordes dans son sac.
Une blanche, fine, qu’elle laisse roulée au sol.
Une rouge, épaisse, qu’elle love autour de ton cou.
Ses doigts travaillent vite, avec précision. Un nœud se loge à l’aplomb de tes clavicules, un deuxième entre tes tétons, un troisième sous ton nombril. Trois nœuds, trois grains de raisins écarlates tombés d’une grappe trop mûre.
La Lieuse passe la corde entre tes jambes et la tire, fort. La tresse rugueuse te mord la verge et te sculpte cerclé de pourpre, corps-paysage tout en escarpements d’os et renflements de collines.
La Lieuse pose ses paumes sur ton visage. Tu t’abandonnes.
Inutile de te l’expliquer, tu l’as compris… Le Jeu est la métaphore de nos liens, un jeu de motifs, de nœuds et d’entrelacs. Il est beauté, aussi, une beauté immobile de muscles tendus, de tendons étirés et de chairs comprimées.
Le Jeu redessine ta chair comme les amants revisitent la carte du Tendre. Mais attention, la promenade est sérieuse. Elle réclame patience, confiance et abandon d’un côté ; autorité, savoir-faire et habileté de l’autre. Parce le Jeu n’est pas qu’un jeu, le Jeu fait de toi mon esclave.
Shibari, kinbaku, bondage… Tu peux rebaptiser le Jeu à ta guise. Pour moi, il est et restera le Jeu.
Le Jeu tout court.
Ma réputation de sadique n’étant plus à démontrer, je t’embrasse à la mesure de tes peurs. Autant dire que je les espère grandes, car ne je t’épargnerai pas… Pourquoi le ferais-je, d’ailleurs ?
Ta Lieuse. »